La laque est à la fois la passion et le domaine d’expertise d’Eric Stocker, et elle l’aura amené au bout du monde. Formé à l’âge de 16 ans par le maître laqueur Pierre Bobot, il a commencé sa carrière en travaillant sur des objets du musée Guimet à Paris et des monuments nationaux. En 1996, l’Union européenne lui demande de remettre sur pied la filière laque au Cambodge, d’où elle avait totalement disparu, notamment à cause de la guerre. Eric Stocker ne connaît pas le pays : “Avant, je n’avais jamais pris l’avion. J’avais peur, j’ai même demandé si je pouvais y aller en bateau. Ça a fait rire les gens, On m’a dit que ça prendrait trois mois, alors…”
Une fois sur place, le défi est de taille :
Il a fallu que je retrouve les arbres à laque, à résine, les gens qui savaient les saigner, remonter toute la filière. Au début, des pans entiers du pays étaient encore aux mains des Khmers rouges, et seules certaines zones avaient été déminées. Je parcourais la campagne pour chercher des arbres à laque en me demandant sur quoi j’allais tomber. Petit à petit, je les ai trouvés et on a eu de la laque. Ensuite, les vanneurs se sont remis à faire des objets à laquer, alors qu’ils avaient arrêté. J’ai pris en apprentissage 12 personnes en tout.
Au bout de dix ans, le projet lancé par l’UE était terminé, et mon frère Thierry et moi avons monté une entreprise pour continuer le travail sur la laque. J’ai décidé de rester au Cambodge et je suis devenu directeur des métiers de cette entreprise. En tout, j’ai formé 350 jeunes.”
L’aventure a quelque chose d’extraordinaire, car la laque est originaire d’Asie et les techniques se pratiquaient au Cambodge il y a neuf mille ans. Un Français héritier d’un savoir-faire ancestral et asiatique a pu réenseigner aux locaux cet artisanat qui fait partie de leur patrimoine. Il y a quelques années, Eric Stocker a ouvert son propre atelier à Siem Reap. Il y emploie de nombreuses femmes qui travaillaient auparavant dans une déchetterie, et la moitié de son personnel est malentendant. Son but est à la fois simple et ambitieux : redonner aux jeunes confiance en eux et en l’avenir, en leur garantissant des droits sociaux et en les faisant sortir de la précarité.
Le prix Culture/Art de vivre des Trophées des Français de l’étranger, décerné par Lepetitjournal.com en partenariat avec Courrier Expat, récompense tout ce travail, accompli pendant plus de vingt ans avec Thierry, le frère d’Eric, mort à la fin de 2018.
Aujourd’hui, Eric Stocker a deux principaux objectifs. Le premier : obtenir de Norodom Sihamoni, le roi du Cambodge, l’ouverture d’un conservatoire botanique pour protéger les arbres à laque et pour que le pays, en proie à la déforestation, ne perde plus son patrimoine. “Ce serait trop bête, souligne le maître laqueur, que je sois obligé, après deux décennies, d’aller chercher de la laque au Myanmar (Birmanie) parce qu’il n’y en a plus au Cambodge !” Deuxième objectif : mettre sur place des qualifications reconnues internationalement, des CAP et un titre de meilleur ouvrier, pour faire rayonner ce savoir-faire. Il y a fort à parier qu’on entendra encore longtemps parler d’Eric Stocker.
Par Ingrid Therwath sur le Courrier International