Le tourisme au Laos ; bénédiction ou calamité ?
C’est une maison blanche et ocre. Haute d’un étage, ornée d’un bonze peint sur la facade, d’un escalier avec deux dragons sculptés, d’un toit dressé comme ceux des dizaines de temples bouddhistes qui l’entourent. Une bâtisse qui résume l’histoire des relations franco-laotiennes. « Au temps de la colonisation, y résidaient les directeurs français de l’école primaire. Enfant, l’humoriste Pierre Desproge, dont le père était enseignant, y a habité. Après l’indépendance et le départ des Français, le gouvernement y a hébergé les services de l’éducation du district. Le bâtiment est progressivement tombé en ruine. Aujourd’hui, les gens sont surpris de voir sa fière allure retrouvée ». Ces propos sont de Karine Amarine, directrice du tout nouveau centre culturel lao-français de Luang Prabang ; un trait d’union illustrant la coopération actuelle entre les deux contrées. La meilleure preuve en est le sort de cette ville du Nord du Laos, devenue la première destination touristique du pays. Un destin inconcevable, il y a 15 ans, quand l’ancienne capitale du Royaume du million d’éléphants (ancien nom du Laos) végétait sur les rives du Mékong.
Au Laos, communisme et tourisme ne sont plus incompatibles. Depuis le milieu des années 1990, le régime, l’un des derniers survivants de l’ère soviétique, s’ouvre au monde extérieur. En 2008, 1 million 600 000 touristes ont visité le cœur de la péninsule indochinoise. Après les mines d’or, cette activité est la seconde source en devises et offre 125 000 emplois directs et indirects.

Dans une Asie du Sud-Est dévorée par le tourisme de masse, le Laos a un atout ; celui de la virginité. Avec 6 millions d’habitants sur 235 000 km2, c’est un désert humain où un développement durable de l’activité touristique est encore possible. C’est la volonté affichée par les autorités laotiennes et, dans la capitale Vientiane, les agences proposent des séjours « écotouristiques ». Méfiance ! l’abus sémantique est fréquent.
À Luang Prabang, c’est le double héritage, royal et colonial, qui est mis en avant pour attirer les tours opérateurs et leurs circuits de l’ex-Indochine française. Mais pour persuader les agences d’y faire étape, il a fallu un coup de pouce ; la labellisation Patrimoine de l’humanité par l’UNESCO. Une décision prise en 1995, fruit d’une initiative commune de la coopération française et des autorités laotiennes.
Francis Engelmann, urbaniste Français, rappelle la genèse du projet : « Le site est au coeur d’un environnement naturel privilégié. La juxtaposition d’une architecture religieuse, précoloniale et coloniale lui donne une valeur exceptionnelle. Les autorités voulaient développer le tourisme. Pour éviter ses effets dévastateurs, l’UNESCO a été sollicité. »
Pour donner son feu vert, l’UNESCO tient compte des critères de protection du site. Or le Laos, pays pauvre, sans moyens humains, financiers ou techniques, était à la peine pour en proposer. Les discussions ont débouché sur un dispositif de collaboration internationale pilotée par une autorité publique ; La Maison du patrimoine, renommée il y a peu : Département du patrimoine mondial de Luang Prabang. C’est dans le cadre d’un partenariat Laos-Union européenne que Francis Engelmann a travaillé un temps pour cette entité.
« Ajoutons que le site, contrairement à la grande majorité des sites classés par l’UNESCO, n’est pas constitué de ruines. C’est un site vivant. Les pierres ne se plaignent pas, les habitants, eux sont plus ou moins contents, ils vivent, ils veulent se développer. Comment maintenir la qualité historique du site sans le tuer ? Comment créer plus d’hôtels sans le défigurer ? Se posait toute une série de questions délicates. »
La labellisation déclenche la restauration du patrimoine urbain ; venelles, pagodes, maisons coloniales respirent une seconde jeunesse. Participent, pour la partie française, la Région Centre et l’Agence Française de Développement, l’un des principaux bailleurs de fonds de la renaissance de la ville qui, à l’image du centre culturel lao-français, redevient fierté nationale.

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Passent les années, coule un Mékong de plus en plus fréquenté. C’est le boom touristique. Là où flânaient des poules, on croise désormais des armadas de touk touk, de minibus et de taxis. Le murmure des prières, au cœur des temples rouge et or, est supplanté par la cohue des appareils photos. Les guest house, cafés internet, restaurants ont chassé les petits commerçants et les artisans.
Laurent Rampon, architecte à La Maison du patrimoine, se rappelle son arrivée en 1999 : « Il n’y avait quasiment pas de boutiques dans la rue principale, les voitures se comptaient sur les doigts des 2 mains. L’amélioration du niveau de vie de la population locale est incontestable mais l’ambiance de la ville, si particulière, a changé. Le tourisme a modifié les équilibres. »
Sur le plan économique, les résultats sont au rendez-vous. La ville était en perdition, les toitures s’effondraient, les jeunes partaient. Aujourd’hui, il y a du travail et des opportunités. Beaucoup de ceux qui l’avaient quitté y reviennent. Cette prospérité est-elle égalitairement répartie ? Pas plus, ni moins qu’ailleurs.
Mais la médaille a un revers. L’inflation immobilière a poussé les habitants du cru à quitter le centre-ville pour vendre ou louer. À l’aube, il n’y a plus grand monde pour donner du riz aux moines en robe safran. Les bonzes qui vivent de la charité ont faim. Leurs méditations et les études des novices sont perturbées par la danse touristique. D’où le désir de certains vénérables de s’exiler. Le patrimoine spirituel et immatériel, pris en compte dans le processus de labellisation, se dilue dans la marée d’étrangers.
La pression foncière a également des effets sur l’environnement. Pierre Guédant s’occupe de la protection des mares et des zones humides pour le compte de La Maison du patrimoine : « Un réseau d’environ 180 mares a été classé. Outre l’aspect visuel, c’est un véritable système hydraulique. Les zones humides sont la cible de la pression urbaine alors qu’elles ont une fonction sociale et écologique ; elles favorisent l’autoépuration des eaux polluées. Comment gérer la fréquentation touristique et les contraintes qui en résultent en matière de protection des eaux ? ». Un problème qui s’étend à la périphérie de la ville où l’urbanisation sauvage est à l’origine du comblement des rizières, cause d’insalubrité et d’inondations.
La situation a changé avec une telle rapidité qu’en 2007, l’UNESCO a tiré la sonnette d’alarme et agité le spectre d’un possible retrait de Luang Prabang de la liste des sites Patrimoine de l’humanité. En réaction, les autorités laotiennes ont renforcé les mesures de protection du site sans qu’il soit encore possible d’en mesurer les impacts.
Pour les nostalgiques de l’époque pré-touristique de Luang Prabang, le mal est fait. La labellisation, la coopération avec la France ou l’Union européenne, l’importation d’un savoir-faire n’a pas permis d’esquiver les effets collatéraux de l’explosion touristique. D’autres tempèrent. Que serait devenue la ville, si des promoteurs Chinois l’avaient élue pour destination touristique sans plan de développement concerté ?
Pierre Guédant prend du recul : « La labellisation est un point de départ. Sans cela, les priorités seraient autres. Le développement de la ville serait avant tout économique. La labellisation permet un appui extérieur, une réflexion qui est bénéfique à un développement plus harmonieux. Ce n’est pas une fin en soi. »
Le futur de Luang Prabang repose surtout entre les mains des autorités laotiennes. « La Ville est à la croisée des chemins. Il va falloir choisir entre deux formes de tourisme ; un tourisme culturel, favorable à la conservation de patrimoine de Luang Prabang et à un développement pérenne ou un tourisme de masse dans lequel la ville va perdre son âme », conclut Laurent Rampon. Que la bénédiction touristique ne devienne pas une calamité ; un dilemme qui s’impose, de fait, à l’ensemble du Laos.